Statut de l’imam: la double erreur de Gérald Darmanin

En affirmant que serait instauré un «statut de l’imam de France», Gérard Darmanin fait coup double: d’une part, il démontre sa méconnaissance de ce qu’est la laïcité d’un double point de vue juridique et historique; d’autre part, il promeut une solution inopérante, tout bien considéré.

Gérald Darmanin le 25/01/2024.
Gérald Darmanin lors d’une réunion européenne le 25 janvier 2024. Crédit photo d’après Julien Nizet/Présidence belge du Conseil européen, Wikimedia Commons, lic. CC-BY 2.0.

Le quotidien Le Monde (26/02/2024) mentionnait ainsi le propos du ministre de l’Intérieur en ces termes:

« Il y aura désormais un statut de l’imam en France », a annoncé le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, lundi 26 février, en lançant la deuxième session des travaux du Forum pour l’islam de France (Forif), qu’il a encouragé à se structurer en fédération et à « travailler sous six mois à la création » d’un tel statut. S’il appartient aux musulmans « de fixer le statut religieux » des imams, cela passe pour le côté profane par une protection sociale, avec des imams embauchés par les mosquées ou associations, et par un niveau d’exigence linguistique et universitaire, en s’appuyant sur les 34 formations « laïcité » aujourd’hui accessibles.

Voyons d’abord la question en droit

Remplaçons «imam de France» par «prêtre catholique de France». On voit immédiatement quels cris d’orfraies pousseraient à la fois les évêques et le Vatican au nom de la liberté religieuse. Car enfin, la loi de séparation des Églises (entendez plus largement «des cultes») et de l’État, en son article premier, «garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public». Or ces restrictions ne portent que sur la gestion des édifices antérieurement pris en charge par la puissance publique et qui lui appartiennent tout en étant grevées d’affectation cultuelles, ainsi que la police des cultes, que ce soit pour assurer le respect de la liberté de conscience — notamment en cas de pressions, mais aussi pour faire respecter la liberté des cultes — ou pour prohiber toute intervention insurrectionnelle ou propagande politique dans un cadre cultuel (voir plus précisément les articles 34 et suivants).

Si l’on nous pardonne cet apparent oxymore, la liberté des cultes est une liberté réglée dans le cadre de la liberté de conscience. Selon l’excellente formule de Ferdinand Buisson, c’est le culte libre (l’Église, disait-on à l’époque)… dans l’État souverain.

Mais, même si Gérald Darmanin n’entend pas s’intéresser au «statut religieux» des imams, que serait-ce qu’un statut administratif des ministres d’un culte qui viendrait déterminer des règles sur un niveau d’exigence linguistique ou universitaire?

Lorsque le ministre de l’Intérieur évoque la protection sociale pour les ministres d’un culte recruté par une entité qui a un régime juridique (souvent associatif), il enfonce une porte ouverte: en l’espèce, nulle association n’est exempte de respecter le droit commun pour les salariés qu’elle engage, quelle que soit leur fonction. En revanche, rien n’implique que le ministre du culte doive être un «professionnel salarié» — en quoi d’ailleurs le même Gérald Darmanin ignore totalement ce qu’a été l’histoire du protestantisme.

Quant au niveau universitaire, il impliquerait qu’une qualification fût reconnue par l’État pour opérer un ministère religieux. Ce serait là une atteinte à la liberté religieuse et au droit de chaque culte de s’organiser comme il l’entend, du moins dans ses différentes composantes, et notamment de déterminer qui doit guider ou accompagner la pratique religieuse des fidèles. A fortiori, une telle exigence, par elle-même inconstitutionnelle, le serait davantage encore si, de surcroît, elle s’avérait discriminatoire.

Il en va de même pour les modules «connaissance de la laïcité». À dire vrai — et pour tous les cultes —, il ne peuvent se justifier que dans un cas, comme le précise le deuxième alinéa de la loi de 1905 (le premier alinéa pose le principe de la séparation): les «services d’aumônerie [destinés] à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons», car, en l’espèce, ce sont des agents de la puissance publique pour lesquels, outre les procédures particulières relevant de ce qu’on pourrait nommer à l’ancienne «l’investiture canonique», l’État employeur est en droit, et même en devoir, de poser quelques exigences.

Il reste la connaissance de la langue. Mais enfin, s’agissant de citoyens français, la remarque ne tient pas pour des raisons de droit (des raisons multiples, sans les détailler) et, pour les autres, cela relève des règles d’admission sur le territoire, du moins pour les étrangers extérieurs à l’Union européenne.

Et l’on rappellera que les Témoins de Jéhovah ont obtenu, légitimement d’un point de vue juridique, la reconnaissance par le Conseil d’État du caractère cultuel de certaines de leurs associations en butte à des contestations administratives, car, comme le précise la haute juridiction administrative (Conseil d’Etat, Avis de l’assemblée du contentieux, 24/10/97):

«Il résulte des dispositions des articles 18 et 19 de la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des Eglises et de l’Etat que les associations revendiquant le statut d’association cultuelle doivent avoir exclusivement pour objet l’exercice d’un culte, c’est-à-dire, au sens de ces dispositions, la célébration de cérémonies organisées en vue de l’accomplissement, par des personnes réunies par une même croyance religieuse, de certains rites ou de certaines pratiques. En outre, ces associations ne peuvent mener que des activités en relation avec cet objet telles que l’acquisition, la location, la construction, l’aménagement et l’entretien des édifices servant au culte ainsi que l’entretien et la formation des ministres et autres personnes concourant à l’exercice du culte.»

Examinons-en le caractère opératoire

L’organisation de l’Islam de France par l’État a été tentée depuis longtemps, et ce fut un échec constant depuis que Jean-Pierre Chevènement s’y était attelé. Même des structures historiquement aussi structurées que l’Église catholique n’ont pas échappé à des difficultés internes, des intégristes aux charismatiques, sans même revenir sur les virulents débats et la violente réponse d’un État alors catholique à l’époque du jansénisme.

La question est: «Qui délivre le label»? Elle a été posée dès la loi de 1905, avec des tentatives interventionnistes et parfois l’illusion d’une Église catholique autogestionnaire avant la lettre via les associations cultuelles (et non «culturelles»). Elle l’a notamment été relativement à l’usage des édifices religieux. La réponse pragmatique alors apportée par Briand, avec l’appui de Jaurès, étant: les autorités ecclésiastiques, en premier lieu les évêques et, au-delà, leur chef, l’évêque de Rome.

Pour les protestants, historiquement organisés au travers des deux traditions luthérienne et calviniste, l’organisation n’a guère bougé depuis longtemps, sauf que le bouillonnement des églises protestantes vient davantage de leur versant évangélique qui combine des formes exubérantes de pratique du culte (des positions politiques et sociales rétrogrades, mais c’est un autre débat) au fait que n’importe quel porteur de Bible peut se déclarer pasteur et même fonder sa propre église.

La question ne se règlera donc pas par l’idée farfelue qu’un «statut», qu’importe le culte, règlerait les problèmes. La puissance publique peut agir pour des raisons d’ordre public, y compris contre des associations «cultuelles» dont la pratique dépasserait le seul exercice du culte et les activités accessoires liées à son exercice, comme le précise très justement l’avis de l’assemblée du contentieux du Conseil d’État de 1997 que j’évoquais plus haut.

À cela s’ajoute — détail, à l’évidence — tous ces prédicateurs et théologiens autoproclamés, quel que soit leur culte de référence, qui du haut de leur webcam tranchent de tout et du reste, voire diffusent des messages de haines pour ceux qui, coreligionnaires ou pas, prétendraient penser différemment, et qui sont les premiers vecteurs de ces radicalisations dont pâtissent tous les cultes et ceux qui entendent s’en affranchir. Mais, là, il est plus difficile de faire de la com aussi catégorique que le vent qui l’emporte…

Deux conseils de lecture en guise de conclusion

Tout bien considéré, en effet, le ministre lui-même pourrait avoir intérêt à suivre les modules qu’il évoquait sur la laïcité. Peut-être ensuite, puisque les préfets, qui dépendent directement de lui, sont les gardiens du respect des contrats d’association, conseiller utilement ensuite sa collègue de l’Éducation nationale sur un certain nombre d’établissements catholiques conventionnellement liés à la puissance publique.

À défaut, on lui suggèrera deux lectures utiles qui, dans un langage simple, mais toujours précis et étayé, lui permettront (on l’espère du moins) de reconsidérer son propos… et de repenser le sujet.

De la laïcité en France (livre de Patrick Weil)
Patrick Weil, «De la laïcité en France, Grasset, 2021, 162 p.
Nicolas Cadène: «En finir avec les idées fausses sur la laïcité» (éd. de l'Atelier).
Nicolas Cadène, «En finir avec les idées fausses sur la laïcité», préface de Jean-Louis Bianco. éditions de l’Atelier, 2e édition, 2023, 155 p.